LES TROèNES
Publié le 1 Juin 2018

L'odeur du troène... fabuleux retour en arrière. Pas une madeleine, pas de parfum de beurre, de farine, d’œuf cuits au four. Juste la fragrance de la fleur de troène, légèrement chauffée par le soleil de mai. J'ai cinq ans, ou six, peut-être. Ayant signifié à maman que je pouvais le faire maintenant que j'étais grand, je rentre de l'école maternelle Villebois Mareuil seul. J'arpente le trottoir qui me mène à la maison, petites sandalettes aux pieds, culotte courte, blouse d'écolier. Il fait bon, un temps qui permet d'oublier la veste ou la pèlerine. Je suis avec les copains ; Philippe qui tournera bientôt allée des chardonnerets, Christophe avec qui je ferai la totalité du trajet puisqu'il habite de l'autre côté du cours de Verdun, en face de chez moi. Moi, je vais allée des bergeronnettes, au numéro un ! Une grande fierté d'avoir le numéro un des maisons du lotissement du Champ de Mars. Première maison un peu moderne construite quelques années après guerre sur cet immense espace qui prolonge les Bosquets du château. Numéro un... la superbe enfantine tient parfois à si peu de choses. Tout au long du chemin, coupé régulièrement par l'entrée des différentes allées au nom de passereaux, des maisons ceintes de jardins. Une haie très fournie, de hauts thuyas, impénétrable, dresse un rempart contre la vue. Pourtant, la curiosité est une arme de patience et nos yeux de petits garçons, à force de s'user contre la végétation, finissent par déceler ici un pan de mur où s'ouvre une fenêtre qui tire une langue de literie, là un bassin qui nous fait rêver ; y a-t-il des poissons ? Nous aimerions tant les voir. Nous franchissons l'allée des mésanges. Avant la route, c'est la maison d'Hervé. Christophe, Philippe et moi sommes dans la même classe qu'Hervé, mais il ne fait pas vraiment partie des copains, il habite trop loin et nous ne nous retrouvons pas pour jouer quand l'école est finie. Parfois, nous faisons le chemin ensemble ; parfois seulement. Les thuyas ont fait place aux alignements de troènes. Pas très grands, mais plus que nous. Nous devons là encore faire un effort pour scruter l'intimité des habitants du Champ de Mars. Il est cependant plus facile à la vue de percer le feuillage aéré des arbustes à feuilles d'un beau vert lisse et brillant. Nous approchons nos petites bouilles, nez à travers le grillage, doigts accrochés à celui-ci. Une abeille s'envole. Nous l'avons dérangée dans son labeur de butineuse. Je vois le jardin au delà de la haie. Un massif d'aubrieta étale ses fleurs violettes sur les pierres d'une petite rocaille, la corbeille d'or vient contraster d'un jaune presque citron. Quelques phlox, délicats commencent à s'ouvrir en petites étoiles rose pâle. Les tulipes sont maintenant fanées, les muscaris également. Papa et maman ont aussi un jardin, un très grand jardin, allée des bergeronnettes ; mais forcément, bien que les fleurs soient les mêmes, les arbres semblables et légumes du potager identiques, je reste toujours curieux que ce qui fait le jardin des voisins. Il y a toujours à découvrir. Ainsi, je regarde, tout du long de ma route... et je sens, je respire cette odeur, ce parfum si particulier, des fleurs blanches de troènes. Certes, quelques semaines avant, il y avait le muguet, premières effluves prononcée du printemps, les giroflées, à la senteur si suave, si capiteuse. Pourtant, il faisait encore un peu frais pour apprécier pleinement ce qui venait chatouiller les narines pour les alerter que Dame Nature se parfumait à nouveau, après le sommeil d'hiver. Alors... c'est le troène qui a mes faveurs. La chaleur d'été ne me brûle pas encore. Les feuilles ont maintenant pris leur couleur, peinture rafraichie de la saison où tout s'éveille. La terre a fini de sentir la terre, comme aux premiers rayons qui la réchauffent, elle voit son parfum noyé par ceux de tout ce qu'elle porte. J'arrive à la maison. Philippe est chez lui depuis longtemps, Christophe n'a plus qu'à traverser la rue. L'heure du repas approche, ça sent bon dans la cuisine. il reste un peu de temps avant de passer à table. Maman m'appellera quand ce sera prêt. Je peux donc aller jouer dehors, dans le jardin. Qu'il est grand ! Forcément, à cinq ans, ou six, on voit les choses avec des yeux d'enfant, plus grandes, plus grosses... Je cours autour de la maison, une allée le permet, faite de dalles blanches mouchetées de gris, elles sont belles et surtout, il n'y en a pas dans les autres jardins, encore une petite satisfaction. Je cours et je respire à fond, je sens, de tout mon odorat, tout ce que m'offrent les fleurs. Je m'arrête devant la touffe de pivoines, si fragiles, si délicates, parfum si doux, si aimable. Je me penche, le nez au milieu de la corolle rouge, j'inspire goulument. Odeur de fleur, parfum de vie. Je reprends ma course. Le jardin est bordé de troènes, à l'exception de deux endroits, là où les thuyas ont pris le relais et entre le potager et celui de notre voisin. Là, il y a des framboisiers que maman a plantés après le départ de papa. Je pense qu'il n'en voulait pas. Le jardin, c'était sa passion. C'était sa fierté. Jardin potager, jardin d'agrément, la surface le permettait et pour entourer tout cela, il avait planté les troènes, dont l'odeur me ravit. Je suis sensible aux fragrances florales, celles des roses, de la lavande, des cytises, du lilas... Chacune me point, chacune me fait vivre un moment de sérénité, de repli sur moi même pour goûter, les yeux clos, la succulence de chaque fleur, de chaque plante. Mais je reste dans l'instant de cette dégustation. Alors qu'il ne se passe pas une année sans qu'au printemps, lorsque je passe près d'une haie de troènes en fleurs, le parfum qu'elle exhale me fasse quitter le temps présent et me projette plus de cinquante ans en arrière.
Je dédie ce texte à Marie-Claude, Annie, Dominique, et Jean-Pierre qui ont pu profiter aussi, enfants, adolescents ou jeunes adultes, de ce merveilleux jardin... avec des troènes.