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  • : Le blog de plaisir-de-mots.over-blog.fr
  • : Mon objectif est d'explorer l'inconnu d'une vie nouvelle, grâce, entre autres, à l'écriture. Le ton restera le même; souvent impertinent, parfois cynique mais toujours en tentant de garder ce qui nous permet encore de vivre dans ce drôle de monde, l'humour, dans tous ses états.
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28 février 2018 3 28 /02 /février /2018 20:55

Lui, âgé, casquette paramilitaire aux couleurs passées. Par terre, sous sa chaise, lieu sécure, sachets plastiques de supermarché en guise de valise. Gourmette au poignet droit, chevalière à l'annulaire gauche, vestiges d'un autre temps, plus faste ? Barbe blanche, plutôt jaunâtre, broussailleuse. Pourtour des ongles noirs, y compris la lunule. Veste et pantalon sombres ; baskets noires fatiguées.

Elle, une table plus loin, assise dans la même direction que lui, appuyée au mur, engoncée dans plusieurs couches de vêtements dont l'anorak final est gris sale. Au bas de ses jambes tendues vers l'allée, ses chaussures baillent, usées jusqu'à la corde. Chaussures de marche ; même percée, elle en a besoin. Capuchon sur la tête, enfoncé jusqu'au yeux. Écharpe bien enroulée pour calfeutrer le tout. Froid dehors, froid dedans. Vêtements-domicile ; rester au chaud, rester chez soi, dans les étoffes, même à la brasserie de la gare. Lasse, semblant à bout, sidérée par une chienne de vie. Révolte sourde, trop de peines, trop de mal, corps amorphe, mal traité, abandonné.

Sur la table, face à lui, un plateau, une tasse à café vide, deux sachets de sucre pleins. Plus loin, un baise en ville, une écharpe soigneusement pliée. Pas de négligence. Il a du prendre soin de lui... avant. Regard dans le vide. Ni moue, ni sourire. Bouche droite, sans émotion. Figé, atone, statuaire. Pourtant, une certaine dignité nimbe le tableau. Pensées moroses ? Rien ne parait.

Destins semblables mais ils sont étrangers l'un à l'autre.

Elle regarde toujours droit devant. Digestion d'un frugal repas, café, gâteau... à midi. Peut-être pas assez de monnaie pour en avoir plus. Une main sur la table, l'autre le long du corps. Seul un doigt à l'ongle en deuil témoigne d'activité. Il frappe la surface vernie à petits coups rythmés. Elle cligne des yeux, lutte et glisse doucement dans le sommeil. La bouche s'entrouvre. La tête s'incline. Où est-elle maintenant ? L'odeur du bain chaud la fait frissonner. Elle vient de rentrer du travail, difficile, mais elle travaille, a le loisir de ne pas se demander si ce sera manger ou se chauffer. Ce soir, coquillettes et jambon. C'est modeste mais mieux que café gâteau pour remplir l'estomac. Et puis, avec les petits sous mis de côté, dimanche, une cuisse de poulet, le festin.

Il finit par s'endormir, lui aussi, assis, droit, menton tombant sur la poitrine. Respiration calme, il est ailleurs. Soleil doux, fragrances de printemps. La terre sent la terre ; l'air est frais, vivifiant. Derniers jours de Mars. La mésange trille, le crocus ne lutte plus contre le froid, le perce-neige en a bientôt fini. Les narcisses pointent leurs boutons floraux jaune pâle, blanc. Fini l'hiver et son cortège de souffrances. La nature se réchauffe. Enfin. L'année sera peut-être belle. Peut-être généreuse. Une maison. Un toit, même petit. Vivre en paix, sans peur du lendemain, sans peur de l'heure qui suit, de la minute qui vient. Un petit jardin généreux, des fruits, des légumes, ne plus chercher dans les poubelles, ne plus...

- Papy ! Une jeune femme s'est avancée vers lui. "Papy... "
Sa petite fille ? Jeune, emmitouflée, comme lui, anorak serré, capuchon à bordure fourrée qui lui orne le visage, même à l'intérieur de la brasserie.
- Tu viens papy ?
Petite fille ? Ou compagne d'infortune ?
 
Réveil en sursaut, encore dans les limbes, chafouin, il faisait si bon, si doux dans ce rêve moelleux.

- Je vais manger, tu viens ?
- Non, j'ai pas faim.
- On va au chaud, là où on était hier.
- J'ai pas faim.
- Tu viens manger ?
- J'ai pas faim j'te dis !
Elle insiste, ne veut pas le laisser.
Il est désemparé, marmonne.
- Papy, Papyyy.
Il est sourd à ses appels, il est sourd, certainement.
- Quoi ???
- On va là où on était hier.
- Non, j'reste là.
- Viens manger...
- Puisque j'te dis que j'ai pas faim. Je comprends rien...
Perdu ? Hagard... Fatigué ? Malade ? Vieux, trop vieux.
- Bon ben moi j'y vais.
La jeune fille part, ennuyée du refus, fait trois pas, se retourne, à mi distance entre Papy et les trois jeunes hommes qu'elle veut rejoindre. Elle hésite, revient, ré-essaye... sans plus de succès. Résignée, elle s'en va.

Il reste là, figé, endormi ou hébété, fatigué ou déprimé et peut-être, et surement, tout à la fois.

Il part à son tour, assis. Ses yeux bleu pâles, qui fixent  le néant, accommodent sur l'infini. Il est en lui. Dans son passé peut-être. Présent trop douloureux, avenir incertain, alors le passé comme refuge, havre de paix. L'avant cataclysme, l'avant cet accident dit de la vie, l'avant la déchéance, la déprime, la plongée abyssale dans une vie inimaginable, inimaginée.

Sa voisine dort toujours, imperturbable, maintenant d'un sommeil profond. Sa poitrine se soulève régulièrement, apaisée. Seul le doigt, maintenant arythmique, témoigne de l'activité intérieure. Un banc au soleil, pour le dimanche, dans le petit parc près de l'immeuble. Se reposer de la semaine de travail, profiter de l'air du dehors, ne plus le craindre, ne plus le considérer comme malédiction. Peut-être la visite des enfants, si longtemps éloignés, maintenant retrouvés. Plaisir simple de l'être ensemble, de voir comme ils ont grandi, comme ils sont beaux, de les aimer...

Ces deux là, seuls au monde. Où seront-ils ce soir ? Que seront-ils demain ?

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