Les blés brûlent sous le soleil. Quatorze coups retentissent, aussi épais que le bronze du bourdon. Debout, mains soudées aux barreaux, immobile, les yeux sont rivés à la grange au-delà du champ.
Samedi 12 juillet, jour anniversaire, jour souvenir, comme tous les ans. Rien ne vient agiter les longs cheveux qui coulent en vagues noires sur son dos. Personne dans les
couloirs.
Bénaménil non loin du front. Elle le revoit, au jour du mariage, sur les marches de la petite église. Il est beau dans son habit bleu de soldat. Elle est du siècle. Elle est jeune encore. Lui,
vingt ans à peine ; elle, dix-sept. Elle l’aime. Sa robe immaculée tranche sur l’uniforme. La procédure est en cours. Soutien de famille, il doit être démobilisé. La vie
est belle, elle est heureuse.
12 juillet, dans une guerre qui s’étire, la camarde lui enlève son homme. La guerre vole son amour en plein été. Il ne vient pas la rejoindre ce jour de 1918. Sa permission
commence ce soir. Un éclat d’obus le fauche en plein après-midi. Il décède dans l’heure qui suit. Elle est veuve. Sa tête éclate à son tour, brûlée par un milliard de kilowatts de désespoir.
Six ans. Six ans depuis ce jour. 12 juillet 1924, elle l’attend, enfermée. Elle ne parle à personne, ne devise jamais. Ses yeux sont vides ou tellement profonds qu’on risque de s’y perdre. Le
déodorant de Philadelphie, luxe des luxes, offert par son homme ne quitte pas sa poche. Le parfum évanescent la rattache à lui. Mais pourtant… elle ne vit plus.
12 juillet 1924, elle le pleure à jamais, terrée dans sa folie. La sidération ne la quitte jamais. Elle perd le sens, repères atomisés, ne se souvient de rien, si ce n’est de la date. Seul le
temps lui importe. L’espace n’existe plus. Il y a l’hôpital, il y a aussi son corps, sa tête, trois prisons emboîtées. Elle veut s’échapper. Partir. Le retrouver. Sans conscience de sa mort, elle
compte jour à jour. La durée lui est une autre prison. Quand le rejoindra-t-elle ?
Depuis six ans, elle vit prostrée. Plus de mille huit cents jours qu’elle est internée. Errant dans les couloirs longs, sombres et froids en dépit des chaleurs estivales de Lorraine. Fantôme
d’une femme qui hante le dortoir ou la salle de soins. Chemise blanche, pieds nus, elle ne vit autrement. Elle s’arrête toujours à la même fenêtre où la croisée des bois et les barreaux
quadrillent sa vision. La vitre qu’on a oublié de mastiquer lui est indifférente. Elle ne voit que la grange… et lui.
Le fermier s’active sous le soleil, les épis ondulent en vagues d’or légères. Il attèle le cheval, prépare la faucheuse. C’est lui, dans son bel habit bleu… le rejoindre, vite. Elle ébauche un
pas de côté mais ses mains sont crispées, ancrées infiniment aux barres de métal. L’homme s’évanouit de sa vue, absence de cheval, absence de charrue. Cela n’est qu’illusion, création de
l’esprit, spectre que son cerveau génère au quotidien.
Les jours succèdent aux jours. Trop longues nuits, journées trop infinies. La perception de la durée l’enfonce dans la démence. Les heures deviennent jours, les jours des années. Mais il est
toujours là, malgré le vent, la pluie ou encore le brouillard. Il attèle le cheval, Sisyphe des labours. Et puis il s’en retourne, la laissant à ses larmes. Jamais il ne la voit. Jamais il ne
l’appelle. Et pourtant elle est là qui l’attend, qui l’aime à la folie.
« La pendule fait tic tac tic tac… » Charles Trenet passe sur une lointaine radio. Elle ne l’entend pas, pas plus que le cliquetis des courriers que le secrétariat doit dactylographier.
Plus le temps passe, plus les geôles s’imbriquent. Une tête malade sur un corps décharné. Des murs tristes et sales. Les barreaux des fenêtres qui se couvrent de rouille. Et puis le temps qui
freine, refusant de passer, cristallisant sa vie, distillant sa douleur.
12 juillet 1944. Accrochée aux barreaux depuis maintenant vingt-cinq ans passés, elle s’épuise de tristesse. Son amour n’a jamais failli. Elle regarde toujours la grange, ou plus exactement ce
qui reste debout à force d’abandon. Vingt-cinq ans qu’il apparait et puis soudain s’éclipse. Elle est cadavérique, son cœur est consumé. Vivre ? Encore… ? Cherchant
au plus profond de son âme brûlée, dans un cri déchirant, elle l’appelle. Il se tourne vers elle, lui sourit. Les mains lâchent doucement prises, les jambes plient. Le corps grêle tombe sans
bruit et se fige à jamais. Elle le rejoint… Enfin !