Ce matin, jour de marché. J'avais envie de sortir. Pas de besoin particulier puisque j'avais fait mes courses de première nécessité deux jours auparavant. En ces temps de confinement, envie de sortir, simplement. J'ai donc bu mon café, me suis préparé. Après avoir enfilé ma veste, je suis allé chercher mon appareil photo. La sortie me permettrait peut-être de glaner quelques clichés.
J'ai démarré la voiture pour me rendre au marché car celui est assez éloigné de ma résidence. Arrivé sur les lieux, le parking étant bondé, j'ai cherché un bon moment une place de stationnement. Il est vrai qu'en milieu de matinée, l'activité bat son plein chez les ambulants et que les allées sont saturées de monde.
J'ai fini par trouver une place ; après avoir coupé le contact, je suis sorti, l'appareil en bandoulière, pour parcourir la distance non négligeable qui me séparait de mon but. J'ai croisé d'abord une vieille dame dont le cabas débordait de victuailles, puis un couple qui, bras dessus bras dessous, flânait, un bouquet de fleurs à la main. Ce devait une fraiche rencontre car les jeunes gens s'arrêtaient régulièrement pour s'étreindre et s'embrasser.
Au bout d'une dizaine de minutes, je suis arrivé au bord de la place qui accueille régulièrement le marché. Il y avait foule. Les familles se pressaient aux étalages, les petits enfants accrochés en grappe aux jupons de leur mère, les plus grands tournoyant autour, en un ballet turbulent. J'avais la sensation de voir une fourmilière en mouvement, aux déplacements de chaque habitante paradoxalement très ordonnés et très aléatoires.
N'ayant rien à acheter, j'ai parcouru les différentes travées, dans la quête de l'image intéressante. L'inspiration n'était pas au rendez-vous, les situations trop convenues et déjà mille fois photographiées. Les ménagères continuaient à acheter, les camelots à haranguer, les badauds à s'agglutiner.
L'insouciance flottait au dessus de tous. Les mesures sanitaires étaient bien loin. Pas de quoi s'inquiéter, tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les uns et les autres marchaient en files serrées, dans un sens et dans l'autre, comme les voitures sur les routes au moment des grandes transhumances estivales. Derrière les étals, les marchands, parfois nombreux, tendaient les produits aux acheteurs, leur rendaient la monnaie, mains nues, car la température était douce.
Parfois, les membres d'une même fratrie se retrouvaient, les amis se rencontraient, s'arrêtant pour une embrassade, une poignée de mains. Forcément, puisque le soleil brillait, s'ensuivaient l'échange de quelques mots, le début d'une longue conversation. Et bien sur, par civilité, une fois le temps de reprendre sa route, les poignées de mains et embrassades étaient à nouveau de rigueur
Cela ne me gênait pas, la mine des uns et des autres, leur teint frais, leurs sourires inspiraient la confiance. Je poursuivais ma déambulation, avec toujours à l'esprit de saisir un instant de vie. J'étais bien plus préoccupé par cela que par les annonces angoissantes entendues à la radio la veille. Je marchais donc tranquillement, les yeux aux aguets, l'esprit vigilant pour trouver LA situation photographique.
C'est en arrivant à l'une des extrémités du marché que je l'ai entendu. Un air d'orgue de Barbarie mêlé au chant du musicien. Étant trop loin pour comprendre les paroles, j'ai pris la direction de la source musicale. Les mots devenaient plus audibles, plus clairs, plus compréhensibles, à mesure que j'avançais. Je ne pouvais pas encore voir celui qui chantait d'une belle voix de ténor, mais maintenant, je percevais clairement les chansons d'un autre temps, celui des guinguettes.
Au détour d'un étalage, il était là, surprenant, tournant la manivelle de l'orgue qui faisaient défiler les cartes percées tout en égrenant les notes. Oui surprenant, car la musique entendue en aveugle avait fabriqué, dans mon esprit, l'image d'un homme, galurin sur la tête, foulard autour du cou surplombant une chemise blanche complétée d'un paleteau de singe noir, pantalon de velours côtelé et gros godillots aux pieds. J'avoue avoir ouvert de grands yeux quand j'ai découvert ce musicien, dont la tenue était en contradiction totale avec la musique qu'il jouait ; il avait revêtu un complet-veston ! Contraste absolu. Je tenais mon image, insolite au possible, qui ferait date dans ma collection.
Je m'avançai, stoppai à un mètre de l'orgue de Barbarie sur lequel était posée une tasse d'expresso à moitié vide mais encore fumante. J'adressai un sourire à l'homme, qui me le rendit sans abandonner la chanson qui interprétait. Je suis resté là un bon moment, à écouter, à regarder. Puis je me suis décidé. Après avoir glissé une pièce dans la petite boîte prévue à cet effet, j'ai attendu la fin du morceau pour solliciter cette étrange personne afin d'immortaliser l'instant, la scène.
Par politesse, n'étant pas un voleur d'image, j'ai demandé au musicien si il acceptait d'être photographié. Il me sourit derechef, s'approcha de moi et lança un "Pas de problème" vigoureux et mouillé des traces de café qu'il portait encore sur la lèvre. Je vis nettement le postillon partir. Comme au ralenti, je pus en suivre la trajectoire. Le projectile humide atterrit pile sur ma joue, à la commissure des lèvres.
A ce moment précis, dans un brutal tressaillement, j'ai ouvert les yeux, assis à mon bureau, devant la fenêtre fermée sur le monde du confinement. C'est fou ce que l'imagination permet...