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Matin gris d'été qui tarde à s'installer. Couleur du ciel en camaïeux avec le toit d'ardoises de l'immeuble d'en face. Je regarde par la fenêtre du bureau. Un fin crachin donne cet imperceptible mouvement aux choses immobiles.
L'encadrement beige des huisseries mansardées tranche avec le sombre. Vitres sans rideaux ici, regard noir et vide, presque mort, du dedans vers le dehors ; et là, paupières délicates, proches l'une de l'autre, faites d'un voile blanc de coton ouvragé. Volet à peine descendu à gauche, sensation d’œil mi clos. Il y a de la vie dans ces fenêtres là.
Un œil mansarde s'ouvre, le droit. Rideau maintenu de la main, marquant la diagonale. Femme tronc, corps incliné légèrement vers la droite. Figée, doigts en embrase sur la toile immobile. Posture de marbre, la tête tournée indéfectiblement vers un même objet hors champ.
Le gauche s'éveille à son tour, dans un élan semblable. Corps plus grand, masculin. Diagonales des rideaux parfaitement parallèles, les prunelles s'activent. Ils sont là, les vieux, tapis derrière la vitre. Ils surveillent...
Elle ne bouge pas, lui non plus. Tous deux de gris vêtus, ternes, chenus, muets, statiques. Pupilles torves, statufiées ; les mansardes regardent, les humains épient.
Ils disparaissent enfin, l'un après l'autre, ou bien les deux ensemble ; puis sont de retour, à l'identique. Curieux manège. Mon oncle n'est pas loin, mais les yeux sont carrés. Contrairement aux acteurs qui jouent la poésie, ces deux vieux là sont pathétiques. Regard inquiet, mi caché. Me revient à l'esprit cette affiche de guerre "Silence, l'ennemi guette vos confidences". La vue a remplacé l'ouïe, l’œil l'oreille. Il s'agit de veiller, jusqu'à en devenir suspicieux.
Cette attitude, je la connais, pour l'avoir vue tant de fois dans ma belle région. Le furtif mouvement des rideaux qui s’entrebâillent à peine, juste pour laisser passer le regard, savoir se qui se passe, se trame au dehors, devant le logis clos. Méfiance... de tout... de rien. Judas sociologique sur le microcosme du quartier, de la rue, sur l'évènement, même futile,qui vient troubler le quotidien. Le Lorrain est craintif. Il guette, c'est dans ses gênes.
Un œil-mansarde s'est ré-ouvert. A force d'observer, il est injecté de sang, foulard écarlate sous la tête-pupille de la dame. Plus d'une heure déjà qu'ils font le va et vient, qu'ils vérifient sans cesse, qu'ils s'usent à espionner. Œil fermé, œil ouvert, rideau qui se tire... se replace. Ils s'en vont et reviennent, les vieux ; et reprennent inlassablement la position.
La situation, anodine au départ, curieuse ensuite, a dépassé l'insolite. Le tragique de la crainte cède la place au comique de répétition.
Que pensent-ils ? Que se disent-ils ? Impossible à savoir, et peu importe. Ils sont là, gris comme le ciel, tristes comme le temps, figés comme les gisants, derrières leurs rideaux, dans leur petit appartement, dernier rempart contre le monde qui menace. Acteurs involontaires d'une tragi-comédie, marionnettes d'un jour d'une vie que je sens étriquée, pour être si méfiants de la chose présente..